"Bien dit mon vieux, fichtrement bien dit même !"

Il s'enfonça encore d'un cran dans le dossier de son assise et l'espace d'un instant, les deux forbans désormais aussi souriants l'un que l'autre trouvèrent dans cette réunion improvisé un aspect à la fois fraternel et paisible que Bigorneau n'aurait jamais pu envisager en compagnie de ce vieux briscard borgne qu'était Altarus. D'une certaine manière, il avait l'impression d'avoir pris la place de Beros et d'avoir trouvé son noble conseiller chez ce personnage plein d'éloquence et de sagesse qu'était le demi-elfe.

"Tu l'crois, ça ?"

Il pivota un peu pour regarder par la fenêtre en sirotant le fond de son godet. Le soleil vint caresser sa vieille frimousse bleuâtre et sa risette s'étira d'un cran tandis qu'il observait d'un air paisible les environs de son maigre royaume fait de sable fin et de bois usé. Il eut à la pensée de sa future réussite un léger pouffement puis, après un bref silence, il donna le fond de sa pensée à son camarade :

"Si on m'avait dit y'a de ça quelques lunes que le capitaine Aearon partagerait une chope avec moi et qu'on discuterait sans faux-semblant ni fiel de l'avenir d'une flotte qu'on dirigerait en commun, j'aurais éclaté de rire. 'Faut croire qu'il n'y a pas que la piraterie qui se modernise. Même deux vieux cons comme nous peuvent changer, au final..."

Changer, c'était un bien grand mot. Bigorneau demeurait un filou de premier ordre et s'il avait accepté de mettre de côté sa sauvagerie au profit de son fébrile esprit stratégique, ce n'était certainement pas par plaisir de nouer des liens avec un ancien rival. Bigorneau avait décidé de voir les choses en grand, d'étendre son influence bien au delà du pont du navire fantôme. Dans l'espoir de mener une telle entreprise, il savait pertinemment qu'il devait, pour l'heure, unifier plutôt que conquérir. L'Amiral agrippa sa pipe d'une main puis finit son verre d'une longue traite, fit claquer ses canines contre ses dents du bas puis, après avoir poussé un grognement digne d'un vieillard qui se replace les vertèbres, Bigorneau se releva de son assise pour enfin remettre son ustensile de fumette en place. Tout en mordant délicatement sur le bois orné, il lança :

"Bon, c'est pas tout ça mais..."

Son sourire s'agrandit encore et il longea son bureau pour venir tendre une main à Altarus. Cela fait, il aida le demi-elfe qui n'était pas tout jeune non plus à se redresser et leurs regards se croisèrent avec une certaine insistance. Bigorneau posa amicalement sa main sur l'épaule du capitaine qui lui faisait face et, avec une inébranlable conviction, il ajouta :

"On a du pain sur la planche, toi comme moi. 'Faut qu'on profite du vent tant qu'on l'a pour nous. Au boulot, capitaine !"

Ils quittèrent le cabanon ensemble mais avant de se séparer de son compagnon, Bigorneau ajouta tout de même :

"J'ai confiance en toi, Altarus."

Puis il fit volte-face et disparut en humant paisiblement un vieux chant marin.