Voile éthéré [PV Rêve]

Voile éthéré

Feat Rêve

Des ruines et des cendres, voilà tout ce qui reste de la petite bourgade de Mid'Sommar qui, dans sa grande naïveté, a cru pouvoir s'affranchir des barrières du monde réel. Dans cette utopie factice qui avait commencé à prendre racine dans les terres du nord, dont les habitants gangrénés par la folie ont été victimes de leur propre bêtise. Celle d'avoir trop longtemps ignoré les prédateurs qui rôdent dans la région et c'est bien ce qui a causé leur perte au bout du compte. Tyrans et spoliateurs, ceux-là mêmes qui portent fièrement le dragon sur l'écusson et qui n'ont d'humain que l'apparence car leurs actes barbares et sanguinaires trahissent aisément leur profonde nature animale. Seule une bête assoiffée de sang serait capable d'une telle cruauté car parmi les décombres, les corps carbonisés de femmes et enfants sont les témoins du massacre qui s'est produit en ces lieux. Évidemment, l'un des plus hauts dignitaires de l'Empire ne se déplace pas sans faire un minimum de bruit même avec un contingent réduit. Des échos qui sont parvenus jusqu'à la ville la plus proche à savoir Melorn et aucune rumeur au sein de la cité elfique n'échappe à la vigilance d'Eliëndir et de son réseau, il y veille jour et nuit.

Au milieu des débris de ce qui fut un village miteux mais paisible, rasé de la carte du jour au lendemain. Pourtant, le seul péché que ces habitants ont commis est d'avoir espéré une vie meilleure et un avenir pour les prochaines générations. Étaient-ils vraiment une menace pour l'Empire ? Assurément que non. Les escadrons noirs ne sont pas à leur coup d'essai, ils n'ont jamais rechigné à faire un peu de zèle mais tout de même, les mesures entreprises semblent légèrement démesurées compte tenu du contexte véritable. Néanmoins, la ferveur est une des rares qualités Reikoise qui trouve grâce aux yeux d'Eliëndir. C'est d'autant plus intéressant qu'il aurait sûrement fait la même chose s'il avait été à la place de la Griffe. La vérité, c'est que toute cette affaire est avant tout politique. Ce n'est un secret pour personne que le nord n'apprécie que très peu la souveraineté du Reike sur leurs terres, grogne et révolte menacent continuellement l'autorité du couple impérial. Alors, c'était dans l'intérêt de l'Empire de venir faire une petite démonstration pour dissuader les villages alentour et Mid'Sommar était une cible de choix.

Ceci dit, l'Empire a fait l'erreur de se débarrasser des symptômes en épargnant la cause du problème. S'en est presque décevant de leur part et c'est une conséquence avec laquelle Eliëndir doit traiter dès à présent tout comme il doit cravacher pour réparer les erreurs de ses ancêtres elfes. Le Compendium dont les connaissances lui sont très précieuses, est au centre de quasiment toutes ses préoccupations actuelles et pour cause, les Démons qui y sont directement reliés ne sont pas à prendre à la légère. Il a pu le constater lors de ses différentes interactions avec Violence et plus récemment avec les démonstrations de force de Savoir à Kaizoku. Ces deux-là en particulier sont dotés d'une rare agressivité et sont dangereux par leur nature incontrôlable. Néanmoins, le Compendium est un projet qui pourrait s'avérer bénéfique sur le long terme et c'est justement pour s'en assurer qu'Eliëndir fait lui-même le déplacement. Si les "soeurs" sont relativement discrètes et insaisissables pour la grande majorité, ses recherches ont enfin porté leurs fruits. Mid'Sommar, aussi insignifiante soit cette histoire, lui a permis de retrouver la trace d'un des Démons du Compendium. Cela ne fait aucun doute, les traces et émanations de mana sur place correspondent avec les informations qu'il a obtenues grâce à Violence et les archives du centre de recherche abandonné. Rêve était ici et c'est donc ici que sa traque commence.

Sa piste l'a emmené par delà les montagnes au sud de Melorn qui séparent les plaines austères du nord et le vaste désert aride du Reike. Eliëndir s'est engagé dans un long périple sur le territoire étouffant de l’Empire. Comment arrivent-ils à vivre toute l'année dans ces conditions abominables et sous cette chaleur ? Fort heureusement, le mage noir n'a pas eu besoin de s'embêter avec les routes conventionnelles. C'est l'avantage d'être son propre moyen de locomotion et d'avoir déjà arpenté le Sekai à de nombreuses reprises par le passé. N'importe quel voyage est tout de suite plus rapide à cheval ou dans son cas, en sillonnant les cieux. Atteindre Taisen était relativement simple, les jours suivants à traverser le désert beaucoup moins. Sur la route, il a pu profiter de l'hospitalité d'une caravane nomade pour se reposer aux heures les plus chaudes. Des voyageurs très accueillants qui l'ont invité à prendre le thé et qui lui ont révélé avoir surpris, il y a quelques jours, un drôle d'oiseau difforme et colossal dans le ciel en direction du Mont Kazan. Ils ont évidemment cru à une hallucination, faut dire que le soleil tape très fort dans cette région du monde. Pour Eliëndir, c'est tout simplement la confirmation qu'il est bien sur la bonne voie.

C'est une chance car qu'on se le dise, Eliëndir n'a rien d'un pisteur et son senseur magique bien que très utile a aussi ses limites. C'est à la tombée de la nuit qu'il finit par atteindre le Mont Kazan ou plutôt les montagnes environnantes. Survolant la zone sous l'apparence d'une espèce de vautour commune dans la région. Il ne saurait expliquer à quel point il est heureux de ne plus avoir de sable dans les bottes et la température commence lentement à décliner au fur et à mesure que l'astre solaire disparaît à l'horizon. Autant dire qu'il n'y a rien à des kilomètres à la ronde. C'est une zone abrupte et presque inhabitée surtout depuis la guerre. Et puis quel genre de connard irait s'installer près d'un volcan ? Principalement des illuminés en marge de la société ou des nomades mais par définition, ils ne restent jamais très longtemps au même endroit. Dans les faits, tout le monde fuit la frontière avec Shoumei pour des raisons évidentes ce qui, lorsqu'on y réfléchit, fait du Mont Kazan l'endroit parfait pour un Démon en cavale même si celui-ci n'est que de passage.

Ses recherches ont pour le moment été peu fructueuses dans le secteur et bientôt, le mage noir devra trouver un endroit où passer la nuit. Eliëndir atterrit finalement près d'un flanc de falaise qui borde ce qui semble être un tout petit hameau en contrebas. Difficile à dire s'il est habité au vu de la décrépitude qui frappe les petites maisons. Point de lumière ni d'activité, l'Elfe observe les lugubres habitations en s'interrogeant longuement. Le mage noir se décide au passage à abandonner ses traits aviaires pour reprendre son apparence véritable. Quelques vêtements sobres et légers sur le dos par souci de confort, en l'occurrence il n'est pas vraiment là pour faire tout l'étalage de ses goûts vestimentaires. Ses cheveux immaculés sont méticuleusement attachés derrière sa tête, dégageant complètement son visage et ses deux iris améthystes qui semblent percer le voile nocturne avec une aisance surnaturelle. Pour finir, une douce brise rafraîchissante vient caresser l'ivoire de son visage.

Rêve est proche, il en est convaincu. Peut-être plus qu'il ne le pense, d'ailleurs. En ce jour inoubliable où le Marcheur Onirique et le Prince des Ténèbres étaient destinés à se rencontrer pour la première fois. Pour le meilleur ou pour le pire.

CENDRES

Dans le vent frais, un murmure s'était glissé.

Presque imperceptible pour l'oreille, ce son aussi léger que celui de la poussière portée par les courants montagnards était, à n'en pas douter, le timide hululement d'une chouette qui se perdit en écho lointain. Les recherches du Maitre des Ombres avaient porté leurs fruits et si c'était bel et bien le hasard, ou plutôt le destin, qui l'avait mené jusqu'ici; sa quête première touchait effectivement à son terme. Drapé dans cette obscurité propre à son onirique domaine, Rêve s'était senti appelé et observait avec une curiosité certaine celui qui s'était mis en tête de venir à sa rencontre.

Bien qu'il fut l'un des plus grands adeptes des déguisements aussi aberrants que blasphématoires, le Prince se présenta en cette douce soirée sous son enveloppe la plus commune, à savoir celle qu'avait taillée pour lui le Démon Miroir. Dissipant son invisibilité dans un crépitement magique qui ne manqua pas d'attirer l'attention du seul individu présent au centre du défunt hameau, la bête chimérique fit son apparition d'une façon bien peu spectaculaire en vue des légendes qui constituaient son histoire.

Il n'y eut ni étincelle, ni spectacle de lueurs dansantes. La créature apparut tout simplement et brusquement, se manifestant depuis le vide en un battement de cils. Immense, le Démon mêlant dans sa silhouette les traits d'un dragon et d'une chouette fit face au nouveau-venu. Bien que postée sur ses quatre pattes puissantes, ce qui lui conférait de faux airs de griffon rarissime, il y avait dans ses yeux la lueur aisément reconnaissable d'une entité dotée d'intelligence. Comme pour confirmer ce ressenti instinctif de l'elfe, Rêve vint se courber vers l'avant et laissa ses ailes étincelantes toucher le sol en soulevant sur leur passage un nuage de sable, effectuant ainsi ce qui semblait être une révérence courtoise.

Lorsqu'il se redressa, ce fut curieusement pour se maquiller par magie, chose étrange en vue de ses habitudes, le Voyageur ayant pour coutume de faire d'abord son introduction en usant d'artifices et de camouflages divers. Pourquoi avait-il choisi de fonctionner exceptionnellement à l'inverse de l'usage ? Tout simplement parce que lui aussi, cherchait quelqu'un. Plus précisément, il se savait traqué et espérait justement pouvoir faire une rencontre particulière, c'était donc d'une manière exceptionnelle qu'il apparaissait face à chaque inconnu sous sa forme d'origine, puisqu'il souhaitait être reconnu.

Avant de prendre la parole, le volatile colossal vint donc se lever sur ses pattes arrières mais, dans ce même mouvement, il perdit subitement ses dimensions pour adopter celles de son vis-à-vis. En l'espace d'un souffle, le Démon se métamorphosa pour répliquer trait pour trait l'apparence de l'Ambassadeur dont il ne savait rien. Ce réflexe avait toujours été pour lui un moyen de renforcer le lien qu'il établissait avec les vivants, un moyen détourné de les comprendre en les imitant avec un soin notable. Sa copie, comme à chaque fois, présentait tout de même quelques imperfections caractéristiques de ses innombrables transformations. Ce fut donc non pas une réplique identique de sa personne que vit l'elfe, mais bel et bien un reflet altéré de ce qu'il était. Les yeux de l'entité s'étaient faits tout aussi intégralement noirs que les extrémités de ses membres qui, quant à eux, restaient par endroits parsemés de quelques anneaux de plumes aux pointes luminescentes.

Son petit tour parachevé, la bête illusoire adopta un air paisible et lorsqu'elle prit la parole, ce fut à deux voix opposées, mais évoquant tout autant l'affabilité l'une que l'autre :

"Es-tu celui que l'on nomme l'Oreille, aventurier ?"

Sa naïveté pouvait sans doute susciter quelques sourires.

Loin de savoir que le Maitre Espion s'intéressait à l'engeance démoniaque tout en maintenant une respectable distance avec elle, Rêve se contentait avec innocence de questionner le premier-venu, mais son instinct pourtant lui intimait déjà qu'il faisait fausse route. Cela ne coutait rien de demander, au demeurant. Il y avait sans doute un peu de dépit dans cette interrogation, puisque les petits amis de Rêve n'étaient pour l'heure pas parvenu à obtenir la moindre information concernant cette mystérieuse figure impériale.

Rêve était bien loin de se douter que s'il se fourvoyait, cette rencontre n'était pour autant pas moins importante que celle qu'il avait envisagé. Autour d'eux, une foule de corbeaux commencèrent progressivement à se rassembler, se posant sur les toits délabrés des structures inhabitées pour observer les deux êtres qui conversaient. Ca et là, ce furent ensuite des rats qui vinrent se joindre au spectacle.

L'avenir était décidément plein de surprises.

Voile éthéré

Feat Rêve

Son instinct ne le trompe jamais, il a fait ses preuves à de nombreuses reprises par le passé. Aujourd'hui encore, Eliëndir peut toujours compter sur son intuition pour guider ses pas et lui indiquer la bonne démarche à suivre. Au cœur de la nuit, c'est un écho lointain dont il ne parvient pas tout de suite à déchiffrer l'origine qui vient caresser ses tympans en attirant inévitablement son attention. Habituellement, Eliëndir n'y aurait même pas prêté attention mais il ne saurait ignorer l'étrange hululement de cette chouette, transporté par la fraîcheur d'une brise nocturne flattant ses cheveux au vent, perturbant momentanément le silence assourdissant des sommets rocheux du Mont Kazan. Ses doutes se dissipent parallèlement au camouflage du Prince des Songes qui enfin, daigne se présenter à lui dans toute son aberrance et sa magnificence. Ses deux iris améthystes fendent l'obscurité avec tant d'aisance que le mage noir est capable de voir comme en plein jour et son regard ne saurait se défaire de la forme sybilline du Démon qu'il traque depuis plusieurs jours déjà. Rêve est exactement comme il l'avait imaginé, à mi-chemin entre le fantasme et l'angoisse. Majestueux et terrifiant à la fois.

Imposant par la taille, le Démon Chimérique domine les débats de par son imposante et intimidante stature. Étrangement, Eliëndir ne perçoit aucune animosité de la part de la créature, étant capable de se fondre dans son environnement, Rêve aurait pu se servir de ses talents et de l'effet de surprise pour frapper le premier. Une réaction qui aurait été parfaitement justifiée d'autant que Rêve semblait l'attendre et qui par conséquent, trahit une certaine forme d'intelligence que le mage noir pense appercevoir dans le regard rougâtre du démon. Une théorie qui se confirme immédiatement lorsque son vis-à-vis à même la décence de le saluer par un geste qu'il apparente peut-être à tort, à un genre de révérence. Fascinant. Il n'en faut pas beaucoup plus pour attiser l'intérêt et la curiosité de l'Elfe savant. Le Mélornois n'en est pas moins vigilant en gardant une certaine distance de sécurité avec le Démon. Assez loin pour s'offrir le temps de réagir face au danger si nécessaire et assez proche pour contempler cet être si singulier dans toute sa splendeur.

Se jaugeant l'un et l'autre pendant quelques longues secondes, d'abord sans dire un mot, un statu quo que Rêve vient briser en faisant à nouveau l'usage de sa magie. Le mana se canalise tout autour de la créature et lorsqu'il se redresse sur ses deux pattes arrières pour modéler son apparence selon son propre désir, le mage noir est stupéfait de constater qu'il est maintenant face à sa copie conforme. Il fronce légèrement les sourcils face à cette étrange initiative dont le sens caché lui échappe encore. Serait-ce une tentative de duperie ou un essai quelque peu maladroit de s'attirer sa sympathie par une apparence séduisante ? La sienne, en l'occurrence. Difficile à dire. Eliëndir est un homme vaniteux mais pas assez narcissique pour tomber sous son propre charme. D'un pas prudent, l'Elfe daigne se rapprocher de sa réplique en relevant finalement, quelques imperfections notables à cette soudaine transformation. Un petit sourire condescendant vient étirer les traits de son visage, se satisfaisant que sa pâle copie ne puisse égaler l'original.

Enfin, le Démon vient briser le silence pesant qui s'est installé entre les deux protagonistes en prenant la parole. Interrogé sur sa véritable identité, Eliëndir passablement amusé ne peut s'empêcher de légèrement souffler du nez. Joignant calmement ses mains dans son dos avant d'apporter une réponse à son interlocuteur, d'une voix calme et assurée.

« J'ai eu bien des noms au cours de mon existence. On m'a accordé bien des titres mais l'Oreille n'en fait pas partie. »

Récupérant au passage, une information qui a très clairement son importance dans la scène qui se joue en ce moment même. Après s'être attiré le courroux de la Griffe, c'est maintenant vers l'Oreille que se tournent toutes ses inquiétudes. Décidément, ce Démon a le chic pour s'attirer des ennuis et se faire des ennemis, certains dont il ne suspecte même pas encore l'existence d'ailleurs car tous ne sont pas originaires du Reike. En ce qui concerne Eliëndir, cette situation lui est bénéfique. Si Rêve s'avère être un élément problématique pour ses ambitions personnelles, alors il pourra certainement compter sur le Maître Espion de l'Empire pour faire le sale boulot à sa place. Mais chaque chose en son temps et fort heureusement, nous n'en sommes pas encore là.

À son tour, le mage noir accepte de se prêter au petit jeu de Rêve afin de contenter l'assemblée spectatrice qui se réunie autour des deux protagonistes. Appréciant tout particulièrement avoir à faire à un confrère métamorphe en la présence de Rêve, si la finalité de leur art respectif est sensiblement la même, la différence se fait dans le processus. Là où le Prince des Songes se joue d'illusions et d'images altérées pour prendre l'apparence d'autrui, le Prince des Ombres modèle sa chair et l'entièreté de son organisme pour changer la physionomie de son corps. Un spectacle horrifiant et dérangeant qui pourrait facilement perturber les âmes les plus sensibles comme en cet instant, où il s'amuse à changer plusieurs fois d'identités en une fraction de seconde. Passé maître dans l'art d'être quelqu'un d'autre, Eliëndir se métamorphose avec une aisance surnaturelle. Tantôt un Elfe, tantôt un Humain. Puis un Drakyn, reconnaissable par ses cornes et ses écailles sur sa peau. Un observateur attentif notera que certaines de ses métamorphoses sont plus lentes à opérer notamment lorsqu'il y a une trop grande différence de gabarit ou qu'il doit copier des traits propres à certaines races. Pour finir, sa dernière transformation sera de très loin la plus lente mais aussi la plus impressionnante. Troquant ses traits humanoïdes pour adopter les caractéristiques animales spécifiques à la véritable apparence du Démon, gagnant largement en dimension et s'offrant une paire d'ailes aux plumes noires et luminescentes.

En l'espace d'un instant, on se retrouve dans une scène très cocasse où Rêve a l'apparence d'Eliëndir et où ce dernier a maintenant l'apparence de Rêve. Si l'Elfe se vante bien volontiers à qui veut bien l'entendre de la perfection de sa technique qu'il a méticuleusement perfectionné aux fils des années, la vérité n'est pas aussi clémente. Deux iris améthystes viennent trahir sa véritable identité même sous l'apparence du Démon et surtout, il n'a eu que très peu de temps pour observer et analyser Rêve depuis le début de leur rencontre. Eliëndir est certes observateur mais sa transformation comporte aussi quelques incohérences et c'est un fait. De plus, même avec toute la volonté du monde, il serait bien incapable de copier l'intonation mystique que comporte l'étrange voix du Démon. C'est tout simplement en dehors de ses compétences.

« En revanche, je sais qui tu es. Rêve. Démon des Songes et Soeur du Compendium. J'ai déjà eu l'occasion de côtoyer certains de tes semblables, notamment Violence qui est une connaissance que nous avons en commun, ainsi qu'un autre de tes congénères qui te cherche aussi mais pas exactement pour les mêmes raisons. »

Trop en révéler desservirait ses intérêts. Nous ne sommes pas pressés. Les yeux rivés sur sa copie elfique, Eliëndir marque une courte pause en s'interrogeant longuement sur un certain élément qui le chagrine sur l'instant présent. Imperméable aux sentiments humains sous cette apparence, il parvient à cacher une certaine forme de déception passagère.

« C'est curieux. Je pensais sincèrement que la multitude était un trait de famille chez vous. J'avoue être un peu déçu de voir ma théorie tomber à l'eau, c'est un mythe qui s'effondre. À moins que l'on puisse prendre les plumes en compte ? Hm. Dans ce cas, j'imagine que cela fonctionne. »

Rêve aura peut-être un peu de mal à suivre la pensée du mage noir et c'est normal. C'est assez simple en réalité, après avoir rencontré Violence à Melorn et Savoir à Kaizoku, Eliëndir s'était persuadé que tous les Démons du Compendium ont une particularité physique en plusieurs exemplaires. Les bras pour Violence, les yeux pour Savoir. Oui, c'est aussi stupide que ça en à l'air mais que voulez-vous, cet Elfe s'était déjà amuser à théoriser sur ce qu'il en serait des autres Démons du Compendium qu'il n'a pas encore rencontré.

« Je dois admettre que tu as été plutôt difficile à trouver. J'ai ouïe dire au sujet de ta récente mésaventure dans le nord du continent, pauvre de toi. Un bien triste spectacle mais néanmoins, tu es parvenu à garder la vie sauve. J'imagine que des félicitations sont de mise. Je suis curieux. Que viens-tu faire dans cette région du monde ravagée par la guerre ? »

En effet, Eliëndir s'interroge sur les raisons qui ont poussé Rêve à fuir aussi loin. Le nord est immense, certaines régions sont encore farouchement opposées à leurs nouveaux oppresseurs. Il aurait été simple de se faire petit pendant un temps et de retenter son expérience dans un coin plus discret. Alors pourquoi traverser tout le territoire de l'Empire pour se rendre à la frontière avec Shoumei ? Patience, laissons le temps à Rêve de venir éclairer sa lanterne.

CENDRES

Le sourire enjôleur de la réplique d'Eliendir se fit plus grand lorsque le mage fit démonstration de ses aptitudes, alternant entre diverses apparences avant de revêtir ultimement de celle dans laquelle le démon lui-même s'était initialement présenté. Il y avait dans ces métamorphoses une maitrise et une exactitude qui conféraient à la magie de leur utilisateur un académisme et une noblesse certaine. Si la créature avait certes été passablement déçue de ne pas tomber par hasard sur cette fameuse Oreille qu'elle cherchait avec tant de vigueur, elle ne se privait pas néanmoins d'une rare occasion de faire face à cet inconnu qui, de toute évidence, valait au moins tout autant la peine d'être écouté et analysé que l'étranger qu'il traquait initialement.

"Ce n'est pas grave."

Se contenta-t-il de répondre de ses voix si parfaitement opposées lorsqu'il comprit sans surprise qu'il n'avait pas affaire à celui qu'il recherchait. Les informations qui lui furent octroyés ensuite écartèrent de toute manière ses maigres considérations pour son enquête, car les mots de l'étrange personnage dévoilaient tout autant de réponses qu'ils faisaient naître de nouvelles interrogations. Le visage de la bête métamorphosé se figea d'une façon abrupte en ce sourire trop net pour être du domaine de l'Homme. Toute allusion à Violence provoquait naturellement en Rêve le jaillissement d'une multitude d'émotions et la révélation fut complétée par une nouvelle plus étonnante encore, à savoir la révélation de l'existence d'une autre sœur dont les intentions, au ton de l'Elfe, ne semblaient pas particulièrement bienveillantes. Le faciès répliqué s'anima à nouveau, et la chimère répondit avec une audible mélancolie :

"J'espère chaque jour voir renaître Soeur Violence sur le plan matériel. En ces temps troublés, sa parole ferait foi."

La transformation se brisa lentement. La silhouette d'emprunt se fit confuse et dans une buée fantasmagorique, le corps du démon se déforma dans une série de chuintements fort déplaisants. S'il s'était d'abord présenté sous l'une de ses formes les plus phénoménales, il se révéla cette fois-ci sous un jour nouveau en revêtant son plus sombre costume. Devenu rachitique mais immense, il s'affaissa pour retomber à quatre pattes tandis que les contours de son être se faisaient aigus, tout en contre-forme ainsi qu'en proportions effroyables, ce alors queses ailes parsemés quelques instants plus tôt de plumes luminescentes avaient désormais pris l'apparence d'innombrables tendons de chair qui s'agitaient mollement en émettant parfois des bruissements visqueux. D'un œil jaunâtre et immense percé d'une pupille embrasée, le monstre croassa en lâchant un raclement semblant issu d'un autre monde, puis reprit :

"Multitude... J'ai entendu ce mot. L'ai-je pris aux rêves d'un Homme, ou à ceux de ma Soeur disparue ? Je ne m'en souviens guère."

Puis, revenant sur les mots de son vis-à-vis, il leva une patte griffue et préleva de son corps un tentacule minuscule qu'il arracha sans douleur et lorsque ce dernier quitta le corps de son porteur d'origine, il sembla s'effriter pour redevenir une plume aux reflets changeants. Elle fut abandonnée par la bête et voleta doucement dans un mouvement surnaturel avant de s'immobiliser, prise dans un tourbillon invisible de magie à quelques centimètres de l'érudit.

"L'innombrable, l'infini, l'absolu. Mes Soeurs, mes Frères et moi-même incarnons chacun une part de ce qu'abrite chaque cœur battant. Nous sommes partout, dans chaque chose et chaque être et nous le resterons quoi qu'il advienne. Nos corps terrestres reflètent-ils cet état de fait ? Peut-être. Tu sembles très instruit, aventurier aux mille noms."

Trop intéressé par les propos de l'étranger pour s'intéresser aux sources de ses affirmations, Rêve ne remettait nullement en cause les nouvelles étranges que lui apportait ce parfait inconnu aux projets mystérieux. Ecoutant les mots de ce dernier d'une oreille plus qu'attentive, Rêve aurait sans doute esquissé un nouveau sourire si son bec de rapace orné de trop nombreux crocs le lui avait permis. Y avait-il dans ce discours une tentative de provocation ? Rêve lui-même peinait à l'établir, mais sa vérité néanmoins ne tarda pas à être révélée :

"Pauvre de moi ? Mais qu'y aurait-il à pleurer ? Cet évènement n'a constitué que la première pierre du sentier que je dresse pour ceux qui savent où et comment marcher. Leur sort n'est regrettable que parce que leurs rêves étaient grands."

Ce point écarté, il en arriva finalement au vif du sujet. Les questions se bousculaient d'ailleurs dans la psyché de la bête, alors il fit le sage choix de n'en sélectionner qu'une poignée.

"La guerre et ses conséquences m'attirent, tu dis vrai. Le dois-je aux enseignements de ma Soeur ? C'est toujours dans les heures les plus sombres que naissent les lueurs les plus vives. Ce voyage n'est toutefois qu'une errance, cher ami. Ma nature me pousse à explorer les confins de ton monde à la recherche d'extraordinaires découvertes. Aurais-je trouvé ce que je cherchais en venant à ta rencontre ?"

Après un silence grave, la créature conclut :

"Que me vaut ton intérêt ?"

Voile éthéré

Feat Rêve

Fasciné par l'aisance et la capacité de Rêve à pratiquer cet art subtil qu'est la métamorphose. Eliëndir n'a pas souvent l'occasion de rencontrer quelqu'un d'au moins aussi doué que lui si ce n'est plus en réalité. Il y a quelque chose de très abstrait dans sa façon de modeler son apparence, une certaine poésie horrifiante qui dénote sensiblement de la manière qu'à Eliëndir de façonner sa chair et son organisme pour arborer les traits d'un autre. La finalité est la même, le procédé est simplement différent. Il s'y attendait déjà mais la simple mention de Violence provoque naturellement des réactions et des émotions chez son nouvel interlocuteur, bien que ça ne devrait pas le surprendre puisque ces deux Démons entretenaient déjà un passé commun en lien avec le Compendium, entre autres. Simultanément à l'initiative du Démon des Songes dont l'apparence se mit à changer à nouveau, l'ambassadeur entreprit d'abandonner les traits de son vis-à-vis qu'il revêtait depuis quelques instants déjà. Modelant ses os et sa chair jusqu'à reprendre une silhouette humanoïde et apparaître sous les traits véritables qui sont les siens depuis sa naissance.

« Je te retourne le compliment, ce n'est pas désagréable de converser avec toi. Tu mentionnes tes frères et tes soeurs. Pardonne ma curiosité mais je ne peux m'empêcher de m'interroger à ce sujet. Outre Violence, as-tu eu l'occasion de rencontrer beaucoup de tes semblables ? Tu n'es pas sans savoir que vous êtes plutôt rares à apparaître sur le plan physique, si je puis dire. Et ceux qui le font, sont également assez discrets. »

Les deux améthystes qui trônent au sein de son visage d'ivoire finissent par se poser sur la petite plume qui voltige innocemment tout près de lui et l'ambassadeur n'a qu'à tendre calmement la main pour s'en saisir avec délicatesse, entre son pouce et son index. Les yeux rivés sur cette plume dont les sublimes reflets luminescents captivent assurément le Mélornois, preuve et souvenir que consent à lui laisser le Marcheur Onirique. Pour autant, Eliëndir n'a pas oublié ce qui l'a poussé à faire tout ce chemin en suivant les traces de Rêve à travers la moitié du continent. Ses recherches sur le Compendium sont de la plus haute importance et il s'avère qu'il a entreprit de retrouver les évadés du projet avorté par ses ancêtres d'Azshary afin de s'assurer qu'aucun d'entre eux n'est une menace pour Melorn et par extension, pour ses desseins personnels.

« Oh ? Tu m'en diras tant. Alors tu n'es pas rancunier envers ceux qui ont balayé tes ambitions et tes inspirations ? Et qu'est-ce qui te fait croire que la prochaine fois sera différente ? » Demande-t-il, d'un ton neutre.

Outre le manque d'empathie flagrant dont fait preuve Rêve vis-à-vis de ses anciens fidèles éxécutés, le mage noir s'interroge naturellement au sujet de la dernière mésaventure du Démon avec la Griffe du Reike. Certaines zones d'ombres restent encore à éclaircir, notamment sur la façon dont Rêve a réussi à sortir de ce guêpier alors que l'entièreté du village a été massacrée. Pourquoi laisser partir le principal instigateur des troubles qui ont secoué ce modeste village de Mid'Sommar ? Il est pertinent de s'interroger sur les relations qu'entretiennent Rêve et les autorités de l'Empire depuis cette affaire et les théories crédibles sont peu nombreuses. D'ailleurs, Eliëndir a déjà son avis sur la question car si Rêve est bien un criminel en cavale comme on pourrait le croire dans un premier temps, l'absence totale de poursuite et de traque de la part de l'armée prouve le contraire. Rêve représente un danger non négligeable, trop pour être laissé libre dans la nature sans aucune surveillance. Concrètement, tout porte à croire qu'un accord a été trouvé entre les deux parties. Si c'est bien le cas, voilà qui promet d'être très intéressant pour la suite.

« Qui sait ? Je me pose exactement la même question mais je suis sûr qu'ensemble, nous réussirons à trouver une réponse satisfaisante et peut-être même un terrain d'entente. » Ajoute-t-il de manière avenante.

Un petit courant d'air se lève et sa chevelure immaculée se met soudainement à virevolter au vent. Eliëndir glisse ses longs doigts pâles dans ses cheveux passablement décoiffés pendant ce bref instant de silence jusqu'à ce que le vent cesse de siffler sur les hauteurs du Mont Kazan.

« Je ne suis qu'un savant cherchant constamment à approfondir ses connaissances du monde qui l'entoure. Pour être honnête, j'avais très envie d'enfin pouvoir faire ta connaissance après ce qui s'est passé à Mid'Sommar. J'ai voulu voir ta dernière oeuvre de mes propres yeux, malheureusement il ne restait que des ruines et des cadavres calcinés quand je me suis rendu sur place. Toutefois, ma découverte fut des plus intrigantes. Que cherchais-tu à faire exactement avec les habitants de ce modeste village sans histoire ? »

Le mage noir finit par reporter toute son attention sur l'apparence à la fois grotesque et grandiloquente du Démon, déposant ses iris violacés sur la silhouette du Démon.

« Dis-moi, Rêve. Que sais-tu du Compendium Daemonium, exactement ? »

Cette fois, tout l'intérêt de sa question est de savoir précisément ce que Violence a pu révéler à sa sœur lors de leur dernière entrevue.

CENDRES

L'elfe retrouva sa forme d'origine sous le regard bienveillant et curieux de la chimère ténébreuse. Il était étrange d'ailleurs de ne percevoir aucune hostilité de la part de cet être dont l'apparence pourtant ne laissait présager que d'une insondable noirceur. Malgré les crocs et les tentacules effilés, il y avait dans les yeux luminescents de cette démoniaque entité une empathie si palpable qu'elle en devenait étouffante. Cela contrastait d'ailleurs atrocement avec cette froideur calculatrice par laquelle il avait évoqué la mort sordide de ses adorateurs. Ecoutant tranquillement le discours de son vis-à-vis, la bête répondit tout naturellement en entrouvrant son bec ignoble :

"Violence était aussi époustouflante que flamboyante. Ses précieux conseils me manquent."

La discrétion, en revanche, ne faisait effectivement nullement partie du vocabulaire de cet être belliqueux. La question de l'étrange mage méritant tout son intérêt, Rêve ne se perdit pas dans les souvenirs qui le liaient à sa défunte sœur et tâcha plutôt de se centrer sur le sujet palpitant qu'était celui de son ascension. De simple Démon errant, il était après tout devenu prophète et guide de nombre d'âmes perdues. C'était un sujet que, dans son implacable arrogance, il se plaisait à évoquer à chaque opportunité que l'on lui offrait :

"Je n'ai trouvé aucune utilité à la rancœur, du moins pas dans le cadre de cette mission qu'est la mienne. Si je l'ai ressentie, je m'en suis défait aussitôt. Les rêves, même lorsqu'ils explorent des souvenirs, n'ont d'intérêt que lorsqu'ils servent l'avenir. Le passé et le présent constituent le réel mais c'est dans l'intangible que se situe mon domaine, alors je me tourne bien évidemment vers le futur."

Un projet que beaucoup d'âmes auraient jugées d'une malveillance glaciale mais qui, pour le Prince, incarnait le salut de tous les mortels. L'Elfe était sage, trop intelligent pour être manipulé et trop fier pour être fidélisé et rallié à sa cause, mais le Démon voyait déjà dans cette entrevue la chance d'en apprendre davantage sur les siens ainsi que sur lui-même. Il estima qu'il était potentiellement avantageux de prendre le risque d'en dévoiler trop, voyant dans cette conversation un profit certain. La chimère, après tout, n'était pas connue pour sa prudence mais bel et bien pour son esprit d'aventure. Concernant le fameux village dans lequel il s'était livré à sa sinistre expérience, il répondit donc :

"Je suis disposé à t'en dire davantage sur ma nature et mes aspirations. Tu m'intéresses, étranger. Mid'Sommar... Je ne considère pas cette première tentative de trouver place dans le cœur des Hommes comme un échec. J'y ai, vois-tu, obtenu bien plus que ce que j'y ai perdu. Je tâchais simplement de découvrir à quel point mes enseignements pouvaient pousser les mortels vers l'avant et je n'ai certainement pas été déçu par les résultats. J'ai créé dans ce village une harmonie telle que l'Empire en est venu à jalouser mon succès, au point d'ailleurs d'y envoyer ses plus hautes instances militaires."

Etait-ce une pointe de fierté que l'Elfe distinguait dans les voix de celui qui se targuait pourtant de ne traiter les desseins des Hommes qu'avec une divine distance ? Plus sobrement, Rêve reprit :

"La réaction de la Griffe a été tout à fait... classique. Un succès aussi implacable que le mien mettait à mal leurs idéaux ainsi que leur mode de fonctionnement. Tu n'es pas sans savoir que l'Empire s'est toujours opposé à toute entité exerçant une emprise sur ses citoyens, qu'elle soit bénéfique ou néfaste. Un pseudo-dieu, ralliant à sa cause les mortels les plus esseulés de leurs terres ? C'est un risque que le Reike ne peut se permettre de prendre, surtout en ces temps particulièrement troublés, n'est-ce pas ?"

Le bec se tordit en sourire, sans doute dans le but de s'attirer la complicité du savant qui faisait face au monstre.

"Mais plutôt que de m'anéantir, la Griffe a choisi de m'exploiter. Il m'a envoyé en Shoumeï, me promettant un soutien inconditionnel dans l'accomplissement de mon œuvre. Il m'a confié pour tâche d'y apporter un semblant d'ordre, d'y restituer l'espoir des survivants. Le but étant, de toute évidence, de s'en emparer une fois la civilisation redressée. Quel intérêt y a-t-il, après tout, à s'accaparer des cendres et du bois mort ?"

Estimant avoir apporté suffisamment d'éléments à ce sujet, le Prince bifurqua sur le second sujet qui suscitait chez lui bien plus d'intérêt. Ces deux mots étranges, "Compendium Daemonium", évoquaient pour la créature démoniaque des souvenirs enfouis. Il savait qu'il entretenait avec ces termes un lien mystique, sans pouvoir établir avec précision la nature de ce sentiment :

"Je m'interroge, cher ami. J'aimerais que tu m'en dises davantage à ce sujet. Lorsque tu prononces ces mots, mes plumes s'agitent. Quel sens ont-ils ?"

Sans savoir pourquoi, il frémissait d'anticipation.